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Être le parent de ses parents

Être le parent de ses parents

Un texte de Jessica Lesage Photographies par Jean-François Perron

Publié le 5 mai 2024

Prendre soin de son enfant, il n'y a rien de plus naturel. Qu'advient-il quand les rôles s’inversent? Dans un contexte de population vieillissante, cette réalité nous guette : celle de devenir le parent de son parent.

Isabelle l’a vécu et a pu mettre un baume sur sa douleur en créant une œuvre dramaturgique dans laquelle elle recrée un dialogue avec sa mère. Pour sa part, Sylvain se confie sur les épreuves qu’il a traversées comme proche aidant dans la maison où il a pris soin de celle qui l’a mis au monde. Voici les témoignages d’un passage obligé.

Isabelle Rivest tient une cassette dans une main.
Isabelle Rivest tient l’enregistrement d’un des nombreux textes lus et écrits par sa mère. Photo : Radio-Canada / Jean-François Perron

Le deuil blanc
Le deuil blanc

Isabelle Rivest est une artiste multidisciplinaire. Elle accepte de me rencontrer dans une librairie pour raconter comment elle a vécu son rôle de proche aidante, auprès de sa mère, durant un an et demi. En arrivant, elle pose une boîte sur la table. À l'intérieur, il y a des textes, des fragments de récits, rédigés par sa maman, Francine. Elle était écrivaine. Elle participe en quelque sorte à notre rendez-vous, par ses mots.

C’est par l’écriture du texte Nos mères meurent (Et nous n’y pouvons rien) qu’Isabelle a pu commencer son processus de deuil, en imaginant un dialogue posthume avec sa mère à partir de ses écrits et de ses enregistrements.

J’ai tellement eu de la peine de ne pas être capable d’être dans le dialogue avec ma mère pendant sa maladie. J’ai souffert du fait de ne pas parler de son départ, de sa mort, alors qu’on était vraiment dans la communication tout le reste de sa vie, confie Isabelle Rivest. Elle avoue avoir l’impression de rétablir quelque chose grâce à cette œuvre. Elle croit que ça leur fait du bien.

Isabelle Rivest fixe le vide.
Isabelle Rivest fait partie du tiers des Québécois qui a aussi le rôle de proche aidant. Photo : Radio-Canada / Jean-François Perron

Un matin de mars 2020, Francine Turbide s’efface. Sa plume, ses mots, plus rien n’existe. Quelle ironie pour une écrivaine.

C’est comme si, du jour au lendemain, on avait fait un bond entre une personne qui va cognitivement bien à quelqu’un qui aurait l'alzheimer depuis sept, huit ans. Obtenir un diagnostic n’est pas facile. Elle erre la nuit, est désorientée le jour et a une absence d’émotions. Il se passe quelque chose, mais quoi?

Naviguer dans le système de santé est houleux. Pour conserver le rapport de confidentialité avec sa patiente, le médecin de famille de Francine ne peut révéler le détail de ses dernières rencontres avec elle. À l’urgence, une évaluation sommaire ne permet pas de diagnostiquer quoi que ce soit. Quand on sort de là, ma mère me dit : "Ah bien, ça s’est bien passé!" Puis moi, je conduis l’auto et je pleure.

Isabelle Rivest est assise sur une scène, devant des bancs vides. Elle se penche vers des souvenirs de sa mère comme des cassettes et des photos.
Francine Turbide est morte à l’âge de 63 ans en CHSLD. Isabelle Rivest commence son deuil, mais la marche est grande. Photo : Radio-Canada / Jean-François Perron

Après un certain temps, grâce au suivi du médecin de famille, Francine passera plusieurs tests dans une clinique de la mémoire. Le verdict est celui d’une personne souffrant de démence fronto-temporale. Des changements dans son comportement s'observent et, comme une enfant, elle apporte tous les objets à sa bouche et manque parfois de pudeur.

Je vais devoir rassurer mon papa, entendre sa peine et sa colère, puis prendre soin de ma mère, qui a des besoins complètement différents. Ce sera le début de l’attente pour obtenir une chambre dans un Centre d’hébergement de soins de longue durée (CHSLD).

Quand l’enfant donne le bain

Maman de deux enfants, Isabelle est encore bercée par le quotidien de ses filles qui grandissent. Le souvenir de leurs premiers mots et premiers pas reste frais dans sa mémoire. Ce qu’elle a vécu avec sa mère est exactement la même chose, mais à l’inverse. Chaque semaine, quelque chose se perdait. L’étincelle dans les yeux de Francine s’éteignait.

«  À cause de son trouble neurologique, elle marchait beaucoup par mimétisme. Si je lui demandais d’entrer dans le bain, elle ne comprenait pas ma consigne. Si j'essayais de forcer le geste, j’avais l’impression de la bousculer, mais si moi j’enlevais mes vêtements, elle enlevait ses vêtements. Un peu comme quand on joue à Jean dit. »

— Une citation de   Isabelle Rivest

En regardant une photo d'elle enfant, avec sa mère, Isabelle réalise la dichotomie entre les rôles. Les moments de bains ont été difficiles et l’ont épuisée. L’aide aux soins à domicile lui avait été refusée puisque le bain était deux pouces trop haut pour permettre à une préposée de venir à la maison lui donner ce soin de façon à ne pas se blesser. Je te propose que nous nous blessions ensemble, maman, écrit Isabelle dans son œuvre.

Francine Turbide tient Isabelle Rivest dans ses bras dans le bain. Bébé, Isabelle Rivest peine à se tenir debout et tend la main vers un canard en plastique.

La chambre 411 sera la dernière destination de Francine Turbide. Entre les murs du CHSLD, Isabelle Rivest vivra dans l’abnégation totale et aura l'impression de jouer le rôle d’animatrice de camp de jour avec sa guitare pour faire chanter sa mère et les infirmières. Elle m’a chanté des chansons, je lui chante des chansons à mon tour.

Isabelle avoue toutefois que ce n'était pas si simple. Même si ces moments se voulaient tendres et pleins de bienveillance, elle confie avoir mené un véritable combat intérieur. La vérité, c’est que quand j’avais fini de chanter mes chansons, j’embarquais dans l’char, puis je braillais ma vie. C’était beau, oui, mais c’était vraiment dur.

Une carte d'accès d'Isabelle Rivest indique que la résidente visitée est Francine Turbide.
Isabelle Rivest déteste tout de cette carte qu’elle devait porter pour rendre visite à sa mère en CHSLD. Photo : Radio-Canada / Jean-François Perron

Au fil des semaines, l'état de sa mère périclite. Vient le moment où elle n'est plus en mesure de s'alimenter. Isabelle et son père prennent la décision de refuser le gavage, s’accrochant aux volontés de Francine, inadmissible à l’aide médicale à mourir.

Entre le moment où tu dis non [au gavage], et que la personne meurt, il se passe quand même un moment où la personne aimée n’est pas bien. On est entre l’arrêt des soins et le décès. Je dis souvent que je n'aurai pas assez du reste de ma vie pour me remettre de ce moment-là, témoigne Isabelle Rivest.

Sylvain Dufour regarde une chaise vide dans la cuisine de sa mère.
Sylvain Dufour observe la chaise vide sur laquelle sa maman, Carmen Crépeault, a poussé son dernier souffle, à l’âge de 82 ans. Photo : Radio-Canada / Jean-François Perron

Mourir chez soi
Mourir chez soi

Sylvain Dufour a été proche aidant à domicile pendant cinq ans. Il habite maintenant seul dans la maison de sa mère à Beaucanton. Le caméraman de 46 ans sans femme ni enfant est devenu parent de son parent sans hésiter.

Ma mère est née dans cette maison-là. Elle y a vécu toute sa vie et elle y est décédée. C’était la plus jeune d’une famille de 11 enfants. Elle a travaillé fort sur la ferme, raconte-t-il.

Sylvain Dufour prend une photo avec sa mère en mettant une main sur l'épaule de Carmen.
Sylvain Dufour et sa mère lors d’un moment de bonheur à Beaucanton. Photo : Gracieuseté : Sylvain Dufour

Sylvain ne souhaite rien changer à cette résidence, figée dans le temps, remplie d'artéfacts et de souvenirs. Le diagnostic de la maladie d’Alzheimer de sa mère est tombé en 2018. Carmen voulait vivre dans sa maison, mais elle ne pouvait plus y rester seule.

Je me suis dit : "À partir de maintenant, ma vie change". J’ai quitté mon emploi et je me suis occupé d’elle à temps plein du 9 août 2018 jusqu’à son décès le 5 mars 2023.

De 1989 à 1999, Sylvain a été réserviste pour les Forces armées canadiennes jusqu’à atteindre le titre de caporal-chef. Il a toujours perçu le fait de s’occuper de sa maman comme une mission. Dans l’armée, on n’avait pas le droit de lâcher, souligne-t-il.

Sa mission a donc été de suivre le rythme de la vie de sa mère, en tentant de faire abstraction de la maladie pour que chaque jour soit beau malgré tout. C’est pour cette raison qu’il a refusé l’aide du Centre local de services communautaires (CLSC). Si une préposée se pointait le mardi pour lui donner le bain, mais qu’à ce moment-là précis elle était en crise, je ne voulais pas qu’on la force, a-t-il justifié.

Au printemps 2020, la vie de sa mère s’est désagrégée; perte d’autonomie, d’équilibre. Sylvain découvre que la maladie d’Alzheimer va bien au-delà de simples petits oublis. Tous les jours, de nouvelles choses se produisaient. Elle oubliait comment manger, mettre un chandail ou comment mettre sa prothèse dentaire. Le plus difficile était de ne pas perdre patience. Comme avec un enfant, j’ouvrais l’eau du robinet et je laissais couler un filet d’eau pour l’inciter à faire pipi.

Sylvain a demandé de l’aide à un organisme qui vient en aide aux proches aidants à Val-d’Or. Chaque semaine, quand il allait vérifier l’état de sa propre maison, située à près de 200 kilomètres de Beaucanton, il avait un répit de trois heures. Mais ça passe vite trois heures.

« Quand elle a arrêté de marcher, ça a été un gros coup. Je ne me suis pas découragé. J'ai acheté un fauteuil roulant pliant et j’ai construit une rampe. Je ne voulais pas qu’on reste pris dans la maison. Chaque semaine, on allait au dîner des proches aidants. »

— Une citation de   Sylvain Dufour
Sylvain Dufour porte un manteau devant la maison familiale à Beaucanton.
Sylvain Dufour devant la maison de son enfance à Beaucanton. L'histoire se répète un peu, puisqu'il y a accompagné son père atteint d'un cancer avant son décès. Photo : Radio-Canada / Jean-François Perron

Peu à peu, Carmen s’est éloignée d’elle-même, de ce qu’elle était du temps où toutes ses facultés cognitives fonctionnaient. Par moments, l’agressivité s’invitait.

« J’avais l’impression qu'elle devenait diabolique. Ses yeux… une colère que je n’avais jamais vu chez ma mère. »

— Une citation de   Sylvain Dufour

Malgré ces épisodes, Sylvain s’accrochait au fait qu'une à deux fois par mois, sa mère lui disait : Merci pour tout ce que tu fais pour moi.

Il parle parfois de ce qu’il a vécu à des amis qui ont des parents atteints de la maladie d’Alzheimer. Il affirme que, pour lui, la différence est que sa mère l'a reconnu jusqu’à la fin parce qu’il était 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 avec elle.

Sylvain se rappelle le jour du décès de sa mère comme d’un départ surprise. Rien ne laissait présager que ce jour serait le dernier. La fin s’est invitée tout doucement.

Je lui ai mis une bavette, j’ai fait chauffer sa soupe, se rappelle-t-il. Elle était assise à côté de moi. Elle a pris une bouchée, puis une autre… Sa soupe s’est mise à ressortir. Il s’est passé quelque chose avec ses yeux, puis elle est morte. Je tenais ma mère dans mes bras.

Il se réconforte en se disant qu'au moins ils n’étaient pas à l’hôpital.

Isabelle Morasse et Rollande Camirand-Morasse marchent dans un couloir d'une résidence pour aînés.
Isabelle Morasse et sa mère, Rollande Camirand-Morasse, dans les couloirs des Jardins du patrimoine à Rouyn-Noranda. Elle y réside depuis environ 8 ans. Photo : Radio-Canada / Jean-François Perron

L’accès à une RPA
L’accès à une RPA

Dans un délai d’une semaine, la vie peut changer. Isabelle Morasse était fatiguée, épuisée. Quelques jours passent et elle se présente radieuse et soulagée. J’ai eu l’appel qu’on attendait tous. J’ai pu dormir et même aller chez le coiffeur! Sa mère venait d’avoir une chambre dans une résidence privée pour aînées (RPA).

Rollande Camirand-Morasse a vécu près de huit ans dans une résidence pour personnes retraitées autonomes. La pandémie a cependant aggravé son état de santé sur le plan cognitif. Malgré la perte d’autonomie de Rollande, la résidence a toléré sa présence, voyant que la famille était là presque tous les jours. Il fallait tout de même trouver une solution à long terme.

Mère de neuf enfants, Rollande a toujours eu la famille comme valeur première. Ce sont ses deux filles les plus âgées, toutes deux à la retraite, qui se sont occupées d’elle durant six ans.

On allait visiter pour visiter sans vraiment comprendre tout le travail qui était fait. Un jour, elles lancent un appel à l’aide. Prises en sandwich entre les besoins de leur mère, leurs propres enfants et l'arrivée d'une dernière génération, c'était trop.

Les trois enfants les plus jeunes ont pris le relais depuis plus d’un an. Christian, Isabelle et Christine organisent leur temps grâce à un calendrier pour éviter que leur mère se retrouve seule. Rollande souhaiterait toujours être accompagnée dans ce qu’Isabelle qualifie de véritable marathon.

« Ma mère, c’est une femme qui a aidé tout le monde. Un cœur pur. On accepte la vieillesse, mais on souhaite qu’elle ait une belle fin. On veut qu'elle ait le meilleur. »

— Une citation de   Isabelle Morasse

La famille est grande, ce qui crée des chocs intergénérationnels. Des ajustements sont nécessaires et ce ne sont pas toutes les décisions qui sont faciles à prendre. Être aidant naturel, c’est aussi accepter que ce n’est pas ta volonté que tu imposes, confie Isabelle. L’organisme l’Appui précise d’ailleurs qu’au Québec le tiers des adultes québécois sont proches aidants et 55 % sont des femmes, tout comme l'est Isabelle.

Isabelle tient un cadre où posent une quinzaine de personnes. Sa mère Rollande sourit avec son chat-robot sur les genoux.
Isabelle tient une photo de sa famille nombreuse. Étant la plus jeune, elle voit les moments d’intimité avec sa mère comme une chance de se rapprocher d’elle. Photo : Radio-Canada / Jean-François Perron

À 54 ans, elle trouve difficile d’avoir vécu cette situation. C’est impossible de vivre ça et de ne pas se projeter. Je vis un profond désarroi face à la perspective de ma propre fin de vie.

Être proche aidant, c’est une leçon de vie, selon Isabelle. Le système s'effondre et il faut compenser, d’où l’importance de déterminer sa propre fin de vie et de planifier sa maison pour y vivre le plus longtemps possible.

Une journal intime de Francine Turbine écrit à la main.
Dans son journal personnel, Francine Turbide mentionne qu’elle rêve d’être publiée dans une vraie maison d'édition. Photo : Radio-Canada / Jessica Lesage

Que reste-t-il après?
Que reste-t-il après?

Isabelle Rivest considère avoir manqué d'outils pour traverser cette tempête. Elle recommencerait, mais mieux. Elle souligne le manque de législation entourant l’aide médicale à mourir pour les personnes qui ont des problèmes neurologiques. Elle aurait préféré éviter à sa mère une lente agonie. L’autopsie a d’ailleurs révélé que plusieurs AVC silencieux ont causé des lésions cérébrales faisant perdre à Francine la capacité de s'exprimer comme avant. Elle ne souffrait finalement pas de démence.

Je rêve d’être publiée dans une maison d’édition reconnue. Je veux qu’on me le propose, que je n’aie pas à soumettre de manuscrit. Que ça me soit offert sur un plateau d’argent, écrit Francine Turbide dans ses notes vers l’âge de 50 ans.

Elle disparaîtra quelques années plus tard entre des murs qui n’auront jamais connu sa passion des mots, à l’âge de 63 ans, dans un CHSLD. Jamais elle n’aura été publiée, de son vivant.

Pour réaliser le rêve de sa mère, Isabelle compte publier un livre posthume. Elle compte aussi adapter l'œuvre dramaturgique Nos mères meurent (Et nous n’y pouvons rien) en pièce de théâtre pour inspirer ses filles qui, un jour, devront emprunter le même chemin.

Après le décès de Carmen, Sylvain s’est installé à Beaucanton, où il profite des trois cents acres de terres que sa mère lui a légués. Il aménage des sentiers en forêt et s’implique dans le comité Valcanton en santé. Il reprend tranquillement son ancien travail à temps partiel.

« Je m’ennuie d’elle tous les jours, mais prendre soin d’elle était vraiment difficile. Je n’ai pas eu d’enfant biologiquement, mais ma mère a été l’enfant que je n’ai pas eu, pendant cinq ans, et un enfant malade. »

— Une citation de   Sylvain Dufour

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